Concert « figures, portraits, ruines : musique pour piano ». Compositions : Héctor Cavallaro
Concert « figures, portraits, ruines : musique pour piano »
25 nov. 2022, 19h, amphi X, Université Paris 8
Compositions : Héctor Cavallaro
Interprètes : Jesús Joves & Edgar Bonilla
Captation image/son : Cédric Namian & Aurélien Bourdiol
Étude sur l’ombre chez Caravaggio (2018)
Interprète : Edgar Bonilla
Étude sur l’ombre chez Caravaggio (2018) : partant du clair-obscur du peintre baroque italien Caravaggio, cette pièce pour piano puise dans l’ombre comme région spectrale dramatique, autant lumineuse que sonore. Au centre de la partition se trouve un « objet baroque » avec une certaine « obscurité », comme un accord issu d’un autre temps. À partir de cet objet central se déploient des « prolongations géométriques » tout au long du piano, dont la résonance grave est constante, afin de sculpter une certaine « ombre », avec sa densité et sa force dramatique.
Étude sur la lumière chez Reverón (2021) [création]
Interprète : Jesús Joves
Étude sur la lumière chez Reverón (2021) : conçue comme une contrepartie à l’ombre chez Caravaggio, cette musique pour piano pioche cette fois-ci dans l’univers du peintre moderniste vénézuélien Armando Reverón, dont l’obsession pour la lumière tropicale crée des surfaces éblouissantes, à la fois contemplatives et violentes, sur le paysage rudimentaire des côtes caribéennes. La partition est composée de deux objets « lumineux » se répétant et se modifiant subtilement constamment, construisant une certaine immobilité palpitante.
Étude de figures chez Francis Bacon (2022) [création]
Interprète : Edgar Bonilla
Étude de figures chez Francis Bacon (2022) : Les « figures » désignent chez Roland Barthes des « bris de discours », non pas dans un sens rhétorique mais, plutôt, « gymnastique » ou, encore, « chorégraphique ». De ce point de vue, la figure est indissociable d’un « geste du corps saisi en action […] ». Ceci est particulièrement tangible au sein des matériaux esthétiques – que ce soit en musique ou en peinture – où les figures se méfient de la simple fonctionnalité discursive à laquelle elles risquent trop souvent d’être réduites. S’éloignant de celle-ci, les figures retrouvent pour ainsi dire leur propre « vitalité ».[1]
Parallèlement à Barthes, et dans cette tradition cherchant à rendre justice aux figures pendant trop longtemps éclipsées par le narratif, c’est Jean-François Lyotard qui développera peut-être le mieux la profondeur philosophique négligée de celles-ci. Sous la consigne d’un « parti pris du figural », Lyotard nous invite à voir – vraiment, à voir, puisque le visible s’opposera au dicible – que les figures existent selon un ordre propre, « qui n’est celui ni du langage, ni de la transformation pratique »[2], mais plutôt, celui de l’ordre figural, c’est-à-dire : de l’« immanence » interne – aveugle au discours – constituant les traits, les géométries et l’épaisseur des figures.[3]
Or, si Barthes inaugure le sauvetage de ces « bris de discours » que sont les figures, et Lyotard pose les bases d’un « parti pris du figural », c’est avec Deleuze, notamment dans son livre sur Francis Bacon, qu’une théorie philosophique et esthétique des figures retrouve enfin son objet exemplaire ; sa « chair ». Car, chez Bacon, la figure, dans son rapport d’opposition au discours, se montre de façon plus ambiguë et tranchante à la fois. La force singulière des figures de Bacon passe par le fait qu’elles sont « isolées » dans le tableau, comme nous le dit Deleuze, « par le rond ou par le parallélépipède », lesquels semblent jouer le rôle d’un « plan », d’un « cadre ». La figure s’éloigne donc de la représentation ; elle esquive l’histoire à raconter. Elle a alors « deux voies possibles pour échapper au figuratif » : ou bien « vers la forme pure, par abstraction », ou bien « vers le pur figural, par extraction ou isolation. » Ainsi, nous dit Deleuze, « si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera donc pour opposer le “figural” au figuratif. »[4].
Mais alors, pourquoi donc isoler la figure ? En fait, à quoi bon « isoler » les figures, en général ? « Bacon le dit souvent : pour conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif, que la Figure aurait nécessairement si elle n’était pas isolée. »[5] Les figures chez Bacon sont isolées car elles évoquent – depuis leur immanence géométrique et leur épaisseur –, l’aura du narratif qu’elles se prêtent à « effleurer », non pas par ironie, mais par la pure « sensualité » du geste gymnastique ou chorégraphique. Voilà pourquoi les figures, découpées, deviennent reconnaissables – comme les « bris de discours » qu’elles sont –, parce qu’elles renvoient à « quelque chose qui a été lu, entendu, éprouvé »[6], quelque part. Une porte, une lampe, une chaise, un interrupteur ; un fond, une plateforme, un parallélépipède ; et au front, un corps tordu, modulé, pris dans le mouvement, et parfois, même, « mutilé » ; mais un corps humain, tout de même, non pas comme « protagoniste », mais comme « témoin ». Dans ce sens, les figures chez Bacon sont des « ruines » d’une ou plusieurs « scènes de langage » dont notre affect – affect sensuel, mais, aussi, « amoureux », chez Barthes – est, lui aussi, traversé par le « choc ». Éphémères ou longues, les observer et les écouter attentivement est finalement reconnaître – si l’on croit à Freud et à Lacan – qu’« au fond de la figure, il y a quelque chose de l’“hallucination verbale” »[7].
[1] Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux. Éditions du Seuil, 1977, p. 10.
[2] Jean-François LYOTARD, « Notes sur la fonction critique de l’œuvre » (1970), Dérive à partir de Marx et Freud, UGE, 1973, p. 231.
[3] Jean-François LYOTARD, Discours, figure. Éditions Klincksieck, 1971.
[4] Gilles DELEUZE, Logique de la sensation. Éditions du Seuil, 1981, p. 12.
[5] Ibidem.
[6] Roland. BARTHES, op. cit., p. 10.
[7] Ibidem, p. 12.